La Haute Garde
image : Luis Royo
Ils ne sont plus nombreux.
Le vent souffle à arracher les branches, les arbres centenaires tiennent encore le coup mais on craint que cette fois ce soit une de trop, que la tempête finisse par en avoir raison. La terre crevassée s'ouvre sous nos pieds, de partout. Au vent terrible se mêle le bruit répété, obsédant, trop connu maintenant, des déflagrations, on ne sait même pas d'où elles viennent avec ce vent qui brouille les pistes, qui brouille tout. Je suis épuisée. La nuit on se réfugie comme on peut sous les roches d'une grotte dans les bois, dans une grange abandonnée, ou bien ils fabriquent un abri de fortune. Quand j'ai trop froid, ou qu'une blessure est restée ouverte, l'un d'eux s'approche de moi, nettoie comme il peut la plaie, vidant le reste de sa gourde remplie laborieusement aux rares points d'eau sur la route, sur ma chair blessée, ou bien me cède son manteau, et reste presque nu, affrontant le froid de la nuit et veillant mon sommeil agité. Je les aime mes hommes.
Ceux-là ce sont les vrais, les purs, les durs, les rares, les plus beaux, les plus valeureux, ils ne sont plus nombreux, tous les autres ont fini par quitter la guerrière, celle qu'on appelait la Générale, la guerre me les a pris, impitoyable, increvable, éternelle, je ne sais pas quand elle finira, je n'en peux plus de me battre, je suis si fatiguée, heureusement qu'ils sont là eux, je les aime...Je sais qu'ils ne m'abandonneront jamais eux. Je sais qu'ils la braveront avec moi jusqu'à la fin de la fin, je sais qu'ils me tiendront la main tant que j'avancerai, tant qu'il me restera un tout petit peu de force - et ce peu de force il m'en reste justement parce qu'ils sont toujours là, étrange rapport transverse.
Pourtant ça fait si longtemps que je me bats, à chaque fois j'ai cru qu'enfin ça allait finir, un peu comme un horizon qui s'approche, une chimère en fait, la fin de la guerre n'existe-t-elle pas quelque part, à un moment donné, je voudrais m'arrêter...me reposer...avec eux...Je voudrais aussi leur donner quelque chose, une vraie récompense, pour tant d'amour, de courage, de puissance, d'indulgence envers leur guerrière, mais quoi, mes mains sont vides, à part mes armes je n'ai rien, même mes yeux sont vides tant je souffre, je n'ai plus rien à partager que ma peine, ma peine immense de faire la guerre comme une machine, de les avoir entraînés là, eux si beaux, si forts, si purs, ils auraient pu partir avec les autres, il y a eu plein d'occasion, non ils sont restés là avec moi, le peloton de tête, mes hommes d'armes, ceux de la Très Haute Garde.
Est-ce que juste ma gorge serrée en écrivant ces mots pour eux ça suffira à compensser le ventre vide, la faim, la solitude, le silence, l'éloignement, le sang versé, l'aide indéfectible ? Est-ce que juste mes larmes quand leurs voix mâles et graves me parlent comme des caresses, juste quand je m'accorde une seconde de répit et que je pose ma tête lasse contre leur épaule, est-ce que ça peut leur dire combien je voudrais tant leur offrir un jour beaucoup plus, la victoire, la fin de la guerre ?...
Merci à Franck, Patrick G., Pascal, Grégoire V.,Daniel, Patrick B., Grégoire D.